Bopkyta, le voyage à l'Est
Un récit théâtral de Rainer Sievert
Le projet
Le point de départ est une légende familiale. Mon grand-père, le père de ma mère, a passé neuf ans de sa vie dans un camp stalinien, de 1944 à 1953.
Il était parti envahir l’Union soviétique avec l’armée allemande et a été capturé après une offensive russe. Pendant un an, personne ne savait où il était. Il était porté disparu, probablement mort, et puis non, finalement il était vivant. Il survivra pendant plusieurs années dans un des camps de travail les plus durs de l’Union soviétique : Vorkouta, Bopkyta en russe.
C’est une ville du nord de l’Oural, mines de charbon, neuf mois d’hiver avec des températures allant jusqu’à moins 50, moins 60... Elle est surnommée « la guillotine glacée ».
Mon grand-père a alors écrit des lettres à sa femme, à ses quatre enfants et à ses parents. Il est fermier, donc ces lettres parlent beaucoup de la ferme, des saisons qu’il suit de loin, qu’il rêve de loin.
Est-ce que la récolte a été bonne ? Les arbres fruitiers sont-ils en fleur ?
Est-ce que les enfants travaillent bien à l’école ?
Donc, il s’est retrouvé dans ce conflit mondial, il a été fait « prisonnier de guerre » et le restera pendant la Guerre froide, broyé par la « Grande Histoire ». Parler de la Guerre froide en ce qui le concerne, par moins 50 degrés, est particulièrement concret.
Etonnamment, je possède une petite partie de dossier de prisonnier. Il y a eu un procès en 1948 au cours duquel il a été condamné à 25 ans de travaux forcés. La légende familiale dit qu’il a été trahi et dénoncé pour un bout de pain par un autre prisonnier allemand qui pouvait rentrer, lui.
Quel était son crime ?
Est-ce que mon grand-père a commis des exactions ?
C’est un homme que je ne connais pas vraiment. A son retour en 1954, il avait 46 ans. Il était discret, toujours assis sur un banc dans le soleil devant la ferme. Il ne supportait plus le froid. Il devenait de plus en plus aveugle, conséquence des privations pendant les neuf ans de camp, et il est mort quand j’avais 12 ans.
Tout ceci nous permettra de survoler ensemble la révolution soviétique et, peut-être, de regarder d’un peu plus près l’instauration de la peur par le dictateur Staline, avec la création des goulags comme soutien pratique.
Un système dans le système. L’idée libératrice de la révolution devient idéologie, avec un discours de plus en plus crispé et aveugle à la réalité, aveugle aux besoins des femmes et des hommes. Le goulag va nourrir la paranoïa du dictateur, qui va nourrir la paranoïa de tout un peuple, qui va nourrir le goulag né de la paranoïa du dictateur.
Et « en face », en Allemagne, chez moi, il y a l’idéologie nazie qui nourrit la haine des races avec la prétendue supériorité aryenne sur les juifs et la race slave, entre autres. Il y a l’invasion du territoire soviétique par l’armée allemande, soutenue par un plan : le Backe-Plan. Le « Hungerplan ». Ce plan prévisionnel établi avec précision par Monsieur Herbert Backe, agronome du ministère de la sécurité du Reich, prévoit d’affamer les peuples slaves afin que l’armée d’occupation allemande puisse y vivre en autarcie alimentaire. Comme disait Monsieur Backe de lui-même :
« Je suis un homme de performances » = « Ich bin ein Leistungsmensch »
Je suppose fortement que mon grand-père n’était pas au courant de cet objectif. Je suppose.
Je suppose qu’il l’a appris en chemin.
Bien.
En 1949, la République fédérale d’Allemagne naît sous la protection des Etats-Unis, ce qui va compliquer un peu plus la libération du grand-père. Il va devoir attendre 1953, la mort de Staline et la fermeture successive de tous les camps de travail soviétiques. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces camps coûtent trop cher ! Ça ne vaut plus le coup depuis longtemps.
Il y a un grand poète russe, Varlam Chalamov qui a survécu à 17 ans de goulag. Il en a fait une oeuvre d’une force littéraire peu commune : les Récits de la Kolyma. Il y décrit tout. Vraiment tout. Contrairement à mon grand-père, qui, lui, n’a que très peu parlé après ses années de détention. Il paraît qu’après son retour, il se réveillait toutes les nuits en hurlant, mais il a très peu parlé.
Donc, c’est une histoire familiale, mais pas que...
L’écriture
Il y a un homme et sa vie à découvrir. Il y a ses lettres. Il y a des photos. Il y a des soupçons sur ses agissements.
Il y a la guerre de destruction, il y a la reconstruction du monde.
Il y a la ferme familiale. Il y a encore deux de ses fils.
Il y a les voisins et les « on-dit ».
Il y a la réalité des camps, tellement difficile à transposer sur une scène de théâtre.
Qu’est-ce que le grand-père a vu pendant toutes ces années ?
Qu’est-ce qu’il a dû voir ?
Qu’est-ce qu’il a voulu voir ?
Peut-être que la poésie lucide de Monsieur Chalamov pourra me guider ?
Du destin de cet homme, de cet homme simple, comme on dit, j’aimerais pouvoir dessiner une fresque européenne. Pour cela je dois plonger dans les archives et faire un travail de documentation approfondi. Étaler et montrer ces recherches historiques devant le public. Voir jusqu’où je peux aller en me plongeant dans ces années terribles, dans ce passé... si proche.
Qu’est-ce qu’on peut trouver encore ?
Qu’est-ce que ce récit va révéler sur nous aujourd’hui ?
Depuis plusieurs années j’essaie d’expérimenter un théâtre-mémoire qui piste des liens entre la « Grande Histoire » et l’intime. Comment est-ce que l’Histoire nous traverse ? C’est pour moi un moyen de mieux comprendre le monde, de mieux me comprendre. C’est un chemin de partage.
Il y a eu « France-Allemagne », création autour des deux pays et de l’adolescence; il y a eu « La Formule du Bonheur », enquête sur une reprise d’usine ratée (toujours en tournée). « Bopkyta » s’inscrit dans la même lignée.
Pour l’instant, je développe un récit unique, écrit et raconté par une personne, prenant comme base mon étonnement et mon ignorance face à l’Histoire, face aux questions mémorielles et aux souvenirs.
De l’humour ?
J’ai toujours préféré approcher les thèmes difficiles avec humour et les thèmes légers avec sérieux. Dans ce nouveau projet, je me sens un peu inhibé pour l’instant en ce qui concerne le rire. C’est peut-être l’appréhension de tomber sur des secrets familiaux. Un manque de distance. C’est très probablement l’horreur des camps. Il paraît que la proximité avec les bourreaux fait rarement glousser. Même si la mort de Monsieur Staline, l’homme le plus craint de l’Union soviétique, agonisant seul dans sa chambre pendant deux jours, parce que personne de son entourage n’ose frapper à sa porte, laisse entrevoir quelques possibilités humoristiques à l’intérieur de l’enfer.
Pendant un certain temps, lors de mes premières recherches, je pensais avoir trouvé une entrée humoristique pour traiter la complexité des événements, 70 ans après le retour du grand père, ça devait être possible ! Et puis, le 24 février 2022, la Russie a attaqué l’Ukraine, et mes recherches sont devenues de plus en plus difficiles. Mes espoirs d’aller sur le territoire russe et de visiter les sites de détention se sont effondrés. Les recherches historiques se sont entremêlées avec les nouvelles du jour.
L’association russe « Mémorial », un de mes points d’appui pour trouver des informations sur les camps sovié- tiques, a été fermée par Monsieur Poutine juste avant l’invasion de l’Ukraine.
Ce sont les discours sur l’Histoire et la mémoire que le Maître du Kremlin veut occuper et réécrire. Sa propagande et son règne sont basés là-dessus. Il boucle une boucle. Il va falloir faire résonner cette réalité et notre actualité dans le récit théâtral. Nous ne pouvons pas faire l’impasse. Une autre porte s’est ouverte.
En souterrain
Les circonstances de nos naissances, le hasard de nos vies. Etre né dans une époque dominée par la violence ou sous une étoile bienveillante ? L’Histoire et ses événements influent sur les vies humaines. Elles deviennent des trajectoires tortueuses, déracinent des femmes et hommes et déforment leurs aspirations profondes. Ou alors, par temps favorables, l’Histoire fonctionne comme un catalyseur positif, offre des perspectives insoupçonnées, des ouvertures et des occasions à des êtres humains de devenir autre chose, devenir soi- même, devenir un être humain, elle donne le courage de défier son destin.

